ALPS DIVIDE
- Benjamin Schmetz
- 12 oct.
- 21 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 oct.
PREFACE
Quelques lacets surplombent le Lac de Roeselend. Je suis au coeur du massif du Beaufortain. Je n'y ai jamais mis les pieds dans le passé, du moins je n'en ai pas le moindre souvenir. On m'a prévenu que ce coin de France en vaut le détour. La traversée de ce massif est néanmoins loin d'être cette carte postale pittoresque. J'ai pénétré ce territoire la nuit tombante avec ma vision antinomique de ce que je peux souvent entendre : "c'est dommage d'être passé là de nuit, c'est tellement beau".
Je vois tout la nuit. Du moins tout se devine. Les hauts sommets se dessinent encore tardivement alors que le sentier est déjà plongé dans une noirceur certaine. Toute trace d'activité humaine s'est mue depuis longtemps. Il me reste les veilleuses des quelques étables qui parsèment ma route. La fraîcheur de ce mois de septembre me fait vider mes sacoches, toutes ces couches désormais sur moi réchauffant un corps fatigué, tantôt baigné dans la chaleur mais dont le moindre arrêt me fait basculer dans un tremblement de froid. C'est un autre monde qui s'éveille. Celui des animaux est en pleine effervescence.
Le plus fabuleux n'est ni le jour ni la nuit. Le plus fabuleux, c'est de s'offrir un flux continu d'alternance jour-nuit et d'avancer au rythme de cette pendule comme si tout le monde avait ce droit de s'arrêter la nuit tombante. Mais pas nous. C'est tellement usant de s'avancer dans les premières heures de la nuit, sans répit. Libre à chacun de s'arrêter. C'est une compétition. Le premier arrivé a gagné. J'aime passionnément l'ultra cyclisme pour la raison que c'est un alliage parfait entre compétition et combat personnel. Vous ne durez pas vingt-quatre heures si vous regardez les autres. Vous avez besoin de concentrer toute votre âme sur vous-même pour optimiser chacune des quatre-vingt-six-mille-quatre-cent secondes qui composent une journée.
Ces derniers temps j'ai appris à aimer encore plus le combat que le résultat. L'adversité sur l'Alps Divide m'a poussée dans des retranchements que je n'aurai même pas soupçonné. C'est notre essence même de devenir meilleur. Je ne fais pas de vulgaires raccourcis avec l'aspect exclusivement physique. Ou capitaliste. Un homme est meilleur parce qu'il a vécu plus d'émotions, plus d'expériences que les autres. Tâchez d'échouer plus que les autres parce que vous en avez tenté d'autant plus.

Autant j'ai compris depuis longtemps que ce sport allait me porter vers des horizons improbables dans le futur, autant j'ai découvert un truc sur cette Alps Divide. Nous sommes absolument fait pour vivre dehors, nourris par des vies de campagnards, que ce soit en plaine ou dans les montagnes. Je peux entendre que des citadins attachés à leur ville ou leurs habitudes vivent une vie paisible, joyeuse et confortable. Peut-être. Mais ils ont aliéné un paquet d'émotions et ont bâti leur vie non pas sur leur propre caractère mais sur ce que "l'ensemble environnant" leur propose.
Le tout béton a tout emporté le dernier siècle à un point que lorsqu'on se balade en nature on est ébahi devant ce qui nous entoure. C'est l'origine du problème. Toutes ces maladies ne sont pas le résultat d'une inactivité ou une éventuelle hygiène de vie déplorable. C'est le résultat des gens qui vivent à l'intérieur. A l'intérieur de leur maison. A l'intérieur des villes. A l'intérieur de leur voiture pour aller en vacance à la montagne. A l'intérieur d'eux-mêmes.
Je vous emmenais au coeur du Beaufortain et je me suis perdu. Cette nuit là aussi je me suis également un peu perdu. Je passe le check point 2 de cette trace au refuge de la Coire perché à 2100 mètres, qui n'a pas d'électricité. Lee (plus tard vous le découvrirez) m'accueille avec professionnalisme. Je suis au kilomètre 805, il est 21 heures. J'ai déjà passé trois nuit complètes dehors, je m'attaque à la quatrième. J'ai droit à une énorme soupe de pâte bouillante qui me réchauffe autant le cœur que le corps. Le moelleux chocolat-crème de châtaigne est à tomber. Je repars dans la foulée dans la nuit noire. J'enchaîne avec une très longue section de Hike a bike. Le Hike a Bike, connu dans le milieu de l'ultra off-road, représente ces sections où vous devez pousser votre vélo. Ce ne sont pas des traces mal travaillées. C'est une volonté. Ces sections sont pleines de sens, elles permettent de passer des sommets inaccessibles, offrir des perspectives au-delà de celles que le vélo seul peut vous proposer. Certains ultras comportent même des secteurs longues de vingt, trente kilomètres de Hike a Bike. Sur cette Alps Divide on a été gâté. De courtes portions mais nombreuses, j'estime plus ou moins trente kilomètres. J'ai été revoir sur le tracker celle de ce soir là. J'ai mis exactement une heure entre le kilomètre 816 et 818. Un passage tellement abrupt et boueux qu'il me fallait pousser le vélo cinquante centimètres devant moi, bloquer les deux freins, grimper ensuite à hauteur du guidon et recommencer ainsi de suite.

La pluie fait son apparition, le froid aussi. J'ai complètement sous-estimé la nuit et mon état de fatigue. La prochaine trace de civilisation est aux Contamines et au vu du terrain il faut la nuit complète pour l'atteindre. Entre minuit et une heure je suis à bout, je trouve in-extremis de quoi étendre mon duvet au sec. L'inclinaison d'un panneau solaire jouxtant une auberge au Lac du Roeselend me laisse à l'abris de la pluie. Je m'endors instantanément pour me réveiller une heure plus tard pétri de froid. Il fait 2 degrés, l'humidité ambiante a gagnée mes habits et mon duvet. Je m'empresse de sortir ma couverture de survie, je me déshabille pour m'enrouler dans celle-ci puis je fais la manœuvre inverse de remettre mes couches une par une. J'essaie de me mettre en boule dans le duvet mais l'espace ne me laisse que peu de champ. J'alterne les phases de sommeil et phases de réveil ne sachant jamais si j'ai fermé l’œil trente secondes ou trente minutes. Après quatre heures trente d'arrêt je repars éreinté dans la nuit profonde, toujours sous cette petite pluie et ce froid piquant. Tout était horrible. Cette souffrance n'est justifiée en aucun point. Ni l'ultra, ni la compétition, ni le dépassement. Il n'y a aucun sens à ça. Le sens, c'est trois heures plus tard, ce lever de soleil à l'aube du quatrième jour sur la dernière longue ascension laissant le Beaufortain littéralement derrière moi. Sur la droite le Mont-Blanc. Son sommet se bat pour se signaler timidement entre quelques cumulus blancs pétants. Je le distingue. Je le guette. Et puis cette longue descente. Le premier village. Les premiers visages que je salue de la main. Cette première boulangerie. Je m'excuse timidement auprès du boulanger pour mon état : "j'ai passé la nuit dehors". Sa curiosité me questionne mais j'épargne souvent la réalité. C'est toujours un jeu pour moi, je me murmure "s'il savait d'où je viens, en combien de temps, que ça fait 4 jours que je dors dehors et que je n'ai pas pris une douche...". Ce n'est pas arrogant, ça me fait juste terriblement rire.
La saveur du double café est d'une jouissance instantanée.
ALPS DIVIDE
Tout ceci est le résultat d'un travail d'orfèvre orchestré par Katie-Jane et Lee. Je connais peu d'organisateurs aussi dévoué. Cette trace c'est la leur. Trois ans de travail, de reconnaissance, de retouches pour ce couple "ultra passionné" implanté en Haute-Savoie. Ils pratiquent l'ultra off-road et bien que la course soit en autonomie complète, on distingue clairement ce côté passionnel. Mes quelques échanges an amont de l’événement avec Katie à propos du choix du matériel avait été très pertinent, à des années lumières d'un échange d'une froideur piquante organisateur-coureur. 100 coureurs, cela crèe une intimité et encore plus le sentiment d'être un chanceux. Un quota limité par la loi française et les quelques réserves naturelles que nous traversons. On avait dû envoyer un petit dossier justifiant quelques acquis et sa capacité à réagir en montagne. La météo est une chose, les patous en sont une autre.
Leur volonté a été de créer une route à cheval entre les Routes des Grandes Alpes et quelque chose de plus "roulable" que le GR5. Une trace qui évite le trafic routier des grands cols Alpins et qui parcourt les trésors méconnus. Une trace du Seigneur le tout-puissant où rien n'est à redire.
En 2026 ce sera déjà la dernière édition mais comme ils nous l'ont écris après la course, l'Alps Divide perdurera dans le temps autant que les chemins existeront.
Finalement la suite sera un épilogue, dont la définition, une fin pas indispensable à l'histoire, sied merveilleusement bien à son futur.
En parallèle ils ont créé le "Rally". Début juillet vous pouvez vous lancer à l'assaut de ce tracé sans compétition, sans barrière horaire. Juste un rassemblement commun à Menton au bord de la méditerranée pour profiter d'une belle communauté avant de s'élancer.
L'Alps Divide en chiffres :
1050 kilomètres de Menton à Thonon-les-Bains (Lac Léman)
33 000 mètres de dénivelé, soit 3142 mètres par 100 kilomètres
Un départ à midi, une barrière horaire huit jours plus tard
Un col de la Bonette à 2802 mètres et le col du Sommeiller à 2995 mètres sont les pics, de très nombreux autres sommets entre 2000 et 3000 mètres.
Du VTT à 80% du temps (oui, du temps), quelques portions de routes en jonctions et cols.
30 kilomètres de Hike a Bike (dans le jargon, soit "à pousser le vélo")
100 participants, 55 à l'arrivée.
ENTICHEMENT
On pourrait définir entichement par "une admiration sans bornes" mais quid si les bornes sont mon admiration ? A la relecture de cette phrase qui m'est venue subitement, j'ai l'idée de l'imprimer sur ma potence. Chers lecteurs, vous avez une heure.
C'est presque un projet de deux ans cette Alps Divide. J'avais voulu en être en 2024 mais j'avais été tiré au sort pour Badlands. Avec le recul c'était une bénédiction venue du ciel car sans ça je me serai pointé en gravel et là ça aurait été une hypothétique et fastidieuse marche à pied.

Je rejoins Menton ce samedi 06 septembre en combinant un déplacement vélo-train-vélo. Quel régal de claquer la porte de chez soi pour partir faire un ultra. Sans voyage préalable, sans avion, en étant bercé dans son propre lit une dernière fois. La chaleur azuréenne a décidé de pousser une petite rallonge, je m'allonge à l'ombre en patientant sagement avant le départ donné à midi pétante. Je retrouve Fabian un copain allemand rencontré au Rwanda en 2024. On avait de suite matché. Fabian c'est un vrai. Du grand cru. Peut-être pas le plus rapide mais un coureur d'ultra expérimenté, très régulier, qui va au bout des choses. A Thonon-les-Bains il a franchi la ligne quelques heures après moi. Je suis sorti d'un sommeil profond pour aller l'accueillir. Il a sorti trois bières de 50 cl de son sac, trois canettes chaudes, achetées à 15 bornes de l'arrivée par crainte d'arriver à Thonon et de ne pas en trouver de suite. C'est le panache que j'aime ! On a pu profiter d'un café à Menton, un bout de route ensemble les deux premiers jours, le petit-dej' le lendemain de notre arrivée. Ces liens tissés font que nos routes se recroiseront.

Une surprise dès les premiers kilomètres du parcours, ma vue d’astigmate aperçoit ma tête en grand, je ne suis pourtant point déjà pris d'hallucinations. Marie et Antoine m'ont fait la surprise de venir me voir. Je ne sais pas s'ils sont des copains ou des amis en tous les cas je les aime beaucoup. Je repenserai à ce petit moment plus tard dans des moments difficiles.
Nous prenons diligemment de la hauteur. Notre premier morceau est la Route de Sel. Tout le monde va y passer de nuit. Ce tronçon vous est resplendissement décrit dans l'article que je lui ai dédié : "Via del Sale". Sachez qu'une nuit de pleine lune, la traversée de cette cime perchée au-dessus de 2000 mètres avec un plafond de nuage à une altitude inférieure m'a fait revisiter les lieux de manière majestueuse. L'intensité lumineuse est telle que j'en suis à couper l'ensemble de mon éclairage lors des portions montantes. Le reflet lunaire parsème nos ombres de la même manière que le soleil opérerai. Si cette route est dans vos plans, vérifiez le calendrier lunaire, la météo et lancez-vous de nuit, vous allez vivre un moment dont vous vous souviendrez longtemps.

Nous reprenons ensuite le cap vers premier check-point en traversant par les crêtes respectives les vallées de la Roya, Vésubie et la Tinée dont l'amont est dominé par le plus haut col routier, la Cime de la Bonette. On l'attaque par un versant moins connu et un tronçon off-road. Cette partie n'est pas technique mais elle mérite ce juron, putain c'est éblouissant, carrément orgasmique à cette heure tardive de la journée où je jouis d'un jeu de couleur déroutant.
J'ai toujours beaucoup juré en ultra. Pas par vulgarité, mais parce que tous ces "bordel j'en peux plus", "mais sa mère l'enculé c'est bo", "putain de fils de pute le single du seigneur", ça m'apporte de la gaieté, je le crie à tue tête, ça me fait rire, ça me fait vivre. Je vous épargne les plus vulgaires.
Check-point 1, on est déjà le deuxième soir. Il est 20 heures, soit 36 heures de courses. J'ai dormi 2,5 heures en fin de nuit précédente contre la centrale hydroélectrique de Saint-Dalmas de Tende. Un premier bivouac quatre étoiles, il y avait même un petit éclairage extérieur qui a facilité mon installation.
Il est bien trop tôt que pour m'offrir un répit, je me lance de nuit vers le lac de Serre-Ponçon. Je garderai quand même un petit souvenir de ce refuge au Col de la Bayasse, je me suis éclaté l'orteil sur un coin de table, je suis revenu sur Nice une semaine plus tard ce même orteil cassé (et je vous
promets je ne prends aucun anti-douleur).
LIBERATION
C'était long. 300 bornes, tout ça de dénivelé, deux nuits dehors. On s'échappe vers les Alpes, les vraies. Je sors de mon état mental lamentable. Physiquement c'était ni fabuleux ni mauvais, plutôt dans le coup. Le plaisir n'y était pas et je ne me souviens pas chose pareille m'être arrivée dans le passé. Cette appréciation maussade de le faire plus pour les amis qui me suivent que pour moi. C'était un sentiment nauséabond. J'avais beau avoir la maturité de me glisser à l'oreille aux périodes néfastes succèdent d'autres fastes, j'avais la main sur la commande du clignotant à droite.

Il a fallu trois facteurs pour que Benja redevienne Benja. Je ne suis pas illéiste mais c'est plutôt que j'ai repris les commandes en main. Primo, quitter des routes familières. Secundo, rentrer dans ma course, être dans le game du classement et sentir cette hargne quand je check le tracker et que je fais le constat que les mecs ne sont pas là pour peigner la girafe, ni devant ni derrière.
Tertio, enfin, elle est là, elle brûle. La flamme, cette passion qui m'amène aux portes du Queyras à cet instant T. C'est même carrément un chalumeaux. Il a pris feu tel un brasier dont un feu silencieux se consumait sous terre depuis un moment.
Aimez profondément les choses et elles vous le rendront. Je suis un propagandiste de l'ultra et ce blog en est un outil.
J'ai même ce sentiment d'ivresse qui me remplit agréablement. Ce sentiment qui me vient chaque fois après deux ou trois jours d'effort continu. Est-ce une abondance de dopamine de l'effort ? Un excès de solitude qui s'extériorise ? Je n'en ai pas la réponse.
Le col du Sommeiller est un des joyaux de notre trace. Cette perle perchée à exactement 2998 mètres ou 3006 mètres selon les applis est une de ces ascensions à cocher vous les amoureux du gravel ou du VTT. On l'attaque par le versant italien. Comme à son habitude je passe les joyaux de nuit...
20 heures au pied j'allume mes lampes et je laisse un message à un proche pour lui signaler que je m'aventure sur cette ascension très isolée dont même le tracker peut perdre le signal. J'estime mon temps d'ascension à trois heures et je dois absolument redescendre dans la foulée, la météo et les températures ne permettent pas de bivouaquer
C'est en roulant fort toute la journée puis en attaquant cette partie de nuit que j'arrive à faire le break pour la troisième place. J'y puise une motivation certaine. C'est un col où vous êtes à vue depuis très loin, j'en suis même à couper ma frontale pour que je ne sois pas le gibier d'un éventuel concurrent qui m'aurait à vue.
23 heures pétante je suis au sommet du Sommeiller après un long combat avec les patous. L'obscurité m'identifie encore plus pour un prédateur. Beaucoup de gens m'ont dit "avec les patous je ne pourrais pas". Moi aussi je les craignais. Il suffit de comprendre leur rôle, les écouter, leur parler. Ils ont plus de raisons d'être là que nous. Ils sont des gardes-frontières qui vous laisserons tôt ou tard un laisser passer. Un patou n'attaque pas, il défend.
Le temps se gâte vraiment. Opération "toutes les couches", descente en délicatesse avec la fâcheuse envie de repasser les patous en testant le "à fond de balle". Leur anticipation me ramène vite à la réalité.
Je vis un moment d'anthologie dans cette zone rudement isolée. Je perçois l'immensité entourant ce Sommeiller. Je peine à voir le chemin, ma lampe frontale reflétant le rideau de pluie. De mon vécu c'est le moment où j'ai été le plus isolé de ma vie, de par l'heure du jour, ma position géographique, l'éloignement de toute présence humaine et tout réseaux d'appel et de secours. Amis, aller voir ce massif.
Vers une heure du matin un arrêt de bus s'offre à moi plus bas dans la vallée. Un bivouac au sec alors que la pluie redouble d'intensité. Le break est fait.
Trois heures plus tard je commence à remballer. J'ai mal dormi. Les abris bus je n'ai jamais apprécié. C'est has been. Puis j'en ai ras-le-cul de tout au réveil. De la météo, de l'Italie. Je prends la direction de la Savoie par l'éblouissante vallée de la Clarée.
Le refuge Laval jouxte la route et je suis en besoin profond de nourriture et d'une boisson chaude. Je pose mon vélo sur un support prévu à cet effet, je franchi les quelques marches d'un roide escalier en bois d'un pas décidé et pousse la porte à la façon Joe Gage dans "Les huits Salopards". C'est une heure tardive pour un petit-déjeuner mais je m'adresse à une souriante dame, mendiant un morceau de pain, ou un café "où n'importe quoi, ne vous prenez pas la tête". Sa réponse, de d'abord ôter mes chaussures puis de m’asseoir rempli en moi une affection prononcée. Je n'ai plus eu de contact humain depuis 48 heures, j'ai passé trois nuits dehors, j'ai la fatigue qui me berce les yeux de larmes, je ressens dans cet endroit de la douceur.
Le plateau qui arrive est fabuleux. Une carafe de café, du pain maison, de la confiture, du beurre. Je n'en ai plus mangé depuis des années, cette tartine beurrée vient craquer mes papilles comme n'importe quel Bo-bo n'en n'aura jamais le goût dans son existence mondaine.

Le tenancier vient me trouver, il doit avoir mon âge, on discute brièvement. Il m'explique qu'il roule aussi en VTT pendant ses quatre mois de fermeture. Je lui explique que je traverse les Alpes de Menton au Lac Léman. Je ne raconte jamais que c'est une course, que machin, que ceci car c'est souvent inconcevable pour les gens et leur regard laisse présager qu'on exagère tout. Il se lève, part en cuisine et revient cinq minutes plus tard : "je sais ce que tu fais et tu es troisième. Tu as un gros morceau qui arrive". On clôture vite l'agréable conversation, je règle mon petit-déjeuner et je regagne mon vélo en contre-bas. Sur mes prolongateurs deux gels posés et une petite fiole magique du genre "coup de fouet". Je lève les yeux vers le chalet, mon regard atteint la fenêtre de la cuisine et le couple m'observant : "tu en auras besoin" me crient-ils. Je leur réponds des deux mains formants un coeur. L'histoire est que ces deux gels me serviront l'ultime nuit de l'Alps Divide, les larmes me caressant la joue
repensant à leur généreux sourires. J'ai tâché d'acheter une carte postal à l'arrivée, retrouvant l'adresse du refuge sur internet. J'espère profondément qu'ils l'ont reçue.
En fin de journée Laurent me fait la surprise de venir à ma rencontre à la sortie de son boulot. Il habite Bourg-Saint-Maurice et s'offre une jolie sortie de fin de journée pour m'accompagner. Les règles sont très claires nous sommes en autonomie totale mais j'avais pris soin de préciser ce cas à l'organisation, un copain peut se joindre à nous pour un petit bout de route si l'on ne reçoit aucune aide, ni nourriture. J'ai horreur des mecs qui brisent les sacro-saintes règles de l'ultra, j'y mets donc un point d'attention à les respecter. On passe un super moment ensemble, il joue presque au guide touristique en me décrivant les alentours, la vallée, les stations de ski,..
Je rejoins le check point 2 à la tombée de la nuit. Le refuge de la Coire. Pas d'électricité. Le Comté servi est ultra local, on croise le troupeau lors des derniers lacets.
On est déjà au kilomètre 805. C'est là que tout commence. Que tout devient hors-du-temps. Que le corps n'a ni mal, ni bon, il est anesthésié. La fin d'un ultra est son commencement. Ce n'est pas une zone de fatigue, c'est un espace temps indescriptible, celui-là même qui me donne l'envie de revenir.
245 kilomètres et 7800 mètres de dénivelé restants, ce n'est pas une fin mais un obstacle.
HAUTE-SAVOIE
Je me retrouve dans cette vallée de Chamonix après cette nuit dantesque contée en préface. C'est bof bof. Peut-être que ma perception est altérée par ma traversée du Beaufortain, la comparaison entre un massif isolé et une vallée bâtie n'a pas lieu d'être.
Je retrouve les sentiers du Tour du Mont-Blanc encore bien fournis de randonneurs à cette période, tout autant que les trailers fringués en Salomon. C'est le régal complet en VTT, les pentes abruptes offre un exercice d'équilibre délicat pour rester sur le vélo. Je remonte rapidement sur Vallorcine en direction du poste frontière franco-suisse. J'ai pris la photo qui suit en fin de soirée.

Elle me cogne autant qu'elle me caresse. Il est là, d'une proximité amicale mais si distant. C'est le lac Léman que j'aperçois. Il serait si mélodieux de rejoindre Thonon-les-Bains par les rives du lac. Mais la trace de Katie et Lee est un accord parfait majeur dont la fondamentale représente les massifs, la tierce majeure le dénivelé et la quinte juste l'isolement. Mon compteur m'affiche 5700 mètres de dénivelé restants sur les derniers 148 kilomètres. J'ai vraiment du mal à imaginer la réalité, ça me paraît tellement illusoire, tellement dur.
La nuit tombe. La tête de course me devance de 5 heures, peut-être 6. S'ils font le forcing les deux premiers vont arriver de nuit. Je rentre dans cette dernière nuit déterminé mais tellement usé. Je sais que le trou est fait devant et derrière, mon podium sécurisé. Je vais pouvoir m'offrir un petit sommeil sans scrupule et m'éliminer un traumatisme, celui de toujours arriver de nuit. J'ai envie d'arriver en journée, voir du monde, retrouver confortablement un lit d'hôtel et non un dernier bivouac de fortune. Cinquième jour sur le vélo, ces mêmes habits, l'absence de douche. Je ne me sens pas sale. Je me sens aventurier. 4 nuits dehors à étendre mon pauvre matelas et mon petit duvet en pleine nature.
Le climat de cette cinquième nuit me pousse dans mes retranchements. La batterie très faible de l'ensemble des mes appareils me pousse à une optimisation stratégique de l'intensité lumineuse et du compteur. J'ai tout branché 20' dans un kebab à Martigny sinon j'ai jusqu'ici été autonome en électricité !
DOUZE-MILLE
Quelques jours avant mon départ j'ai écouté ce podcast renversant de Mike Horn (cf "Le média positif"). Je suis rarement intrigué par les célébrités mais il faut reconnaître que son accent suisse accrocheur, son débit et surtout sa qualité verbale nous laisse tous scotché. Mike il est inspirant parce qu'au-delà son authenticité il transpose ses exploits à la vie de tous les jours en insistant sur la valeur que l'on donne au temps qui passe. Il y décrit ce concept de 12 000 jours : une vie dure en moyenne 80 ans soit 30 000 jours. On y dort la moitié du temps, on ne décide rien avant nos dix ans. Il nous reste donc ces maigres douze-mille fois vingt-quatre heures pour devenir ce que vous voulez devenir. Ou faire ce que vous voulez faire.
Dans les épineux moments j'ai repensé à la voix portante et rassurante de Mike. J'imaginais sa voix comme s'il était mon copain. Il est rassurant Mike. J'ai tâché de ne pas gâcher une de ces douze-mille journée.
Je meurs de fatigue mentale. Le dénivelé dantesque m'impose d'avoir un minimum de force. Si le parcours était roulant je n'aurai qu'à "enrouler" et à lutter contre le sommeil. Ma lutte est ici concentrée contre le froid, la pluie et sur ces tronçons qui exigent encore beaucoup de Hike a Bike. Je tombe sur un refuge un zeste avant minuit, je plonge dans un lit pour m'offrir un répit de trois heures. Je ferme l’œil. Je peux recharger mon téléphone et mes lampes pour le final rush. J'aurai finalement dormi quelques heures à l'intérieur, putain ça fait bizarre ! J'ai l'impression d'être logé au Negresco. Je m'interdis toute douche, toute éventuelle relâche. Mes yeux se ferment mais rien n'est fini. Je ne veux pas débrancher. Je repars dans la nuit profonde.
J’atteins le village d'Abondance à l'aube, accueilli et guidé par une odeur de boulangerie. Je songe que je n'ai jamais vécu cette expérience de vie de chercher de la nourriture via mon odorat. J'effectue un dernier braquage de boulang' en règle pour me pousser vers la ligne d'arrivée. L'approche du lac se fait via des singles forestiers sur une vingtaine de kilomètre. On en avait peu eu dans ces espaces montagneux, c'est chose faite.
Je rentre dans Thonon-les-Bains tel un Indien dans la ville. Telle est ma délicieuse sensation. Je ne sens pas grand chose hormis ces chaudes larmes sur le visage. Tout ce que j'ai ressenti durant ces 4 jours et 21 heures est plus saillant que cette issue finale. Une certaine délivrance juxtapose le sentiment antagoniste où je veux que tout se termine mais tout peut tout autant continuer. La fatigue est relative. Je me sens mieux sur ces deux roues qu'ailleurs.
J'ai d'autant pleuré et souris sur ces quelques jours que sur plusieurs années.
J'ai d'autant mangé que dans un mois.
J'ai d'autant découvert des choses que plusieurs années de vacances annuelles d'un quidam.
J'ai d'autant compris ce que j'aimais.
J'ai d'autant assimilé l'essentiel et le superficiel.

Katie et Lee m'accueillent. Zbigni est là. Le vainqueur, ce polonais à un physique et à la résistance d'un gladiateur. Il est 10h du matin. J'ai bouclé ces 1050 kilomètres et 33 000 mètres de dénivelé en l'espace de 4 jours 21 heures 54 minutes. Je l'ai fait. J'ai eu mon podium face à une grosse densité, face à une concurrence plus expérimentée que moi. Et même après cette lecture vous n'avez pas idée de l'âpreté du parcours.
L'appel du houblon est instantané. L'hôtel me surclasse en suite PMR voyant mon état. Ils ont été adorable. L'exaltation de mon corps écaillé qui s'immerge dans une chaude douche accompagne la lourdeur des paupières s'engouffrant dans un épais sommeil. Trois heures plus tard, il est 15 heures, je suis retapé. Le corps reste dans son rythme. Un sympathique débrief s'impose au bar avec le personnel de l'hôtel puis je regagne la finish line pour aller fêter ça.
La poésie du voyageur tient son apogée avec ce retour en FlixBus. Je regagne une gare routière le jour d'après. C'est toujours d'un charme ces endroits. Tel un vagabond je tiens ma barquette de lasagne et mon demi-litre de bière d'une autre main. Les cernes gonflées on me regarde sous un angle attristé.
Une posture d'imposteur m'accompagne vers un retour vers la vie réelle.
Finalement celle-ci n'étant pas elle aussi un leurre ...
Les dix jours suivants ont été pénibles. Ne sachant plus qui j'étais. Un abîme mental qui me faisait pleurer matin et soir, juste de rien. Le néant dans mon esprit.
J'ai maints projets de voyages lointains et pourtant cette Alps Divide m'a témoigné qu'il y a encore tout ça à découvrir autour de chez moi. Il y a tellement à explorer, de quoi retrouver difficulté et isolement. Ces critères m'importe beaucoup. Et je veux que les prochaines soient plus périlleuses.
Je me suis éparpillé. J'espère que vous avez aimé.
Ceci est un peu un carnet intime.
Et un peu pour vous, lecteurs connus ou inconnus.
Retenez ceci de Jules Verne, ce grand voyageur : "C'est à force de répandre le bon grain qu'une semence finit par tomber dans un sillon fertile".
Benja
Nota bene : PARENTHÈSE CARTÉSIENNE à lire en bas de page
Album : photos perso + merveilleux travail de ©ospreyimagery + ©bicycle_factory
PARENTHESE CARTESIENNE
Le passionné de physiologie du sport que je suis se doit de laisser une trace de l'approche, ça me ferai plaisir de relire ce blog dans vingt ans ou même qu'une éventuelle progéniture tombe sur ceci.
Je sortais d'un hiver avec un gros volume et une participation à l'Italy Divide début mai. Je me suis ensuite concentré en juin et juillet à préparer le Norseman méticuleusement sachant que ma recherche de top fitness ne serait que bénéfique pour septembre. J'ai fait un peu d'altitude, du heat training, beaucoup de seuil et de très basse intensité, quelques bikepackings. La fenêtre de cinq semaines entre le Norseman et le départ de l'Alps Divide était très courte. J'ai été malade pendant presque trois semaines après le Norseman et la chaleur étouffante pour s'entraîner ne m'ont laissé que des sensations désagréables. A dix jours de l'objectif l'air commence à être respirable et je bats mon record de puissance sur une heure. Autant vous pouvez être bon sur des tests de 6' sous fatigue autant l'heure est impardonnable et ne ment pas. Les feux sont au vert.
Le week-end précédent on s'est offert un joli bikepacking de 540 kilomètres et 8000 mètres de dénivelé. Bien que ce fût fabuleux j'ai senti le mental légèrement émoussé et j'en suis revenu les lèvres brûlées. Ne partez jamais sur un ultra les lèvres brûlées c'est d'un contrariant...
Distance parcourue : 1050 kilomètres
Ascension totale : 33 000 mètres de dénivelé
Dénivelé moyen par 24 heures : 6769 mètres
Sommeil : l'estimation est compliquée car plusieurs fois je suis resté allongé sans vraiment trouvé le sommeil. 2,5h + 4 + 3 +2,5 + 2,5 = 14,5 heures en cinq nuits
Nourriture : un maximum de nourriture naturelle. Des gels pour les nuits. Manger dès que je le pouvais mais en essayant d'accentuer les portions aux heures normales des repas. Beaucoup de jus de fruit en liquide.
0 douche, 1 lavage de dent (je progresse)
Recharge électrique la cinquième nuit au refuge, sinon j'avais tenu avec deux batteries de 10 000mAh (sachant que je pars avec deux batteries de frontale + 1 lampe fixe).
5 levés de soleil et 5 couchés de soleil sur le vélo
2 crevaisons, après 40 kilomètres. Zéro ennui mécanique.
Nombre infini, mon degré de satisfaction
Ceci est également la fin d'un cycle de 18 mois dans lequel j'ai enchaîné Race Around Rwanda, Race Across France, Badlands, Italy Divide et Alps Divide. Mon premier critère a toujours été que les traces m'emmènent sur des terrains fabuleux, je ne me suis pas tout égaré sur mes choix de courses. J'ai apprécié participer à des événements autant diversifié avec du gravel, de la route et du VTT. J'ai pu découvrir ce qui m'anime profondément. Je peux bâtir la suite sereinement en sachant exactement quel projet m'excite ardemment.
Ci-dessous cette analyse de mon évolution de classement. J'aime les fins difficiles, les final countdown.
Il y a deux courses où j'ai presté en deçà de mes attentes. A la RAF mon choix matériel était exécrable et j'ai dû progresser avec un TFL. Sur Badlands j'ai été pris de vomissement les 24 premières heures.
Cette gestion est le résultat d'une stratégie de sommeil fructueuse. C'est peut-être là qu'est ma plus grosse marge de progression, tenter de maintenir ma vitesse d'avancement en travaillant sur un sommeil plus réduit.

Ce qui m'importe le plus dans tout ça, c'est que la commande du clignotant à droite est restée hors d'usage. Tâchons qu'elle le reste.
A ma Panis,
Parce qu'à l’observer elle m'a tant appris à distinguer le nécessaire et le superflu
Tu me manques terriblement ces temps-ci




































































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oui, j'ai aimé et ça m'a fait pleuré
😍
Benja , ta résilience et ton courage ne cesseront jamais de m impressionner. Tu peux être fier de la personne que tu es devenue. Je raconte souvent tes exploits autour de moi. T en as parcouru du chemin depuis Robermont. Même si je n interagis pas souvent sache que je suis un de tes plus fidèle supporter
Antoine L.