ITALY DIVIDE 2025
- Benjamin Schmetz
- 11 mai
- 15 min de lecture
LES MOTS EFFACENT LES MAUX
J'ai toujours préféré les mots pour conter mes aventures, c’est finalement le format qui biaise le moins la réalité. La photo et la vidéo donnent un semblant de réel qui biaise l'expérience. On pourrait croire que le contenu nous donne une idée claire de l'expérience vécue mais il n’y a pas de meilleur semblant que l’imagination pour résumer ces quatre-vingt-neuf heures d’effort.
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’une œuvre sportive mérite une œuvre littéraire mais l’Italy Divide c’est l’aboutissement d'une vingtaine d'année de sport, d'une maturation longue de trente-trois ans. J’ai beaucoup échoué dans le passé. Il n’y a pas de succès sans défaite. Sachez que l’arrogance est de côté mais dans sa courte vie on a parfois besoin d’être fier. Ce blog a pour unique vocation de partager et de pousser mes lecteurs à aller voir au bout de la rue l'impasse dans laquelle ils ne sont jamais rentrés. Je tâche de ne pas me mettre en valeur. C'est ce que je rencontre au bord des chemins que je veux vous raconter pour leur donner la forme qui est celle de mon échelle de perception.
,Je n’ai rien accompli, je sous-entendrais alors une fin, une chose que l’on ne pourrai plus améliorer. J’ai rêvé d’une chose, je me suis battu depuis des années. J’ai bossé, j’ai échoué, j’ai abandonné, j’ai recommencé. J’ai amélioré des versions de moi-même.
Puis j’ai gagné l’Italy Divide.
Et puis tant que je mets le mode "dikkenek", j'ai gagné en quatre-vingt neuf heures. Un chrono inférieur à la majorité des meilleurs ultra cyclistes au monde qui sont passés par cette course ces dernières années. Je le dis comme si je posais un pansement sur une petite cicatrice qui ne se refermera jamais, j'ai toujours rêvé de percer dans le sport.
Et surtout j'ai confirmé ma deuxième place à la Race Around Rwanda. Je m'étais littéralement planté à la RAF & Badlands, une blessure grave et fort malade. Malgré les évènements j'avais fini avec satisfaction, sans rien lâcher. Donc quand tous les astres s'alignent, j'écris ces lignes pour moi-même, putain tu peux le faire.
Enfant j’avais déjà compris que dehors se cachait des choses plus riches que dedans. A chaque fois que j’écris me remontent les souvenirs d’une période plus difficile proche de l'âge adulte où nul autour de moi ne comprenait l’échec d’un système et pas celui d’un individu. Ce mot « échec » était à contresens. J’ai besoin d’aimer les choses pour m’y investir et quand j’étais ado c’est dehors que je me suis bâti.
Ce goût d’écrire m’est venu assez tard. Le temps résout maintes choses et la résilience (mot souvent abusivement utilisé) les submerge. Quand mon cerveau est en ébullition de projets, l'écriture agit comme rouleau compacteur qui fait le tri entre le réalisable et les idées euphoriques. Rouler un ultra c'est démarrer le V8 turbo diesel qui vous fait fourmiller de projets.
ITALY DIVIDE

Inspirée de sa grande sœur la Tour Divide, c’est avec le désir d’importer ce concept en Europe que Giacomo, coureur ultra cycliste, a fait naître cette course. « Divide », littéralement « divisé », c’est la traversée en autonomie complète du Canada jusqu’à la frontière mexicaine. Une aventure, j’insiste sur ce terme, où vous êtes livré à vous-même. Pas de checkpoint, pas de voiture média, communication minimaliste. Une trace gpx à suivre, c’est presque l’unique règle. C’est pur. C’est aussi pour ça qu’une partie de la communauté des coureurs longues distances a du mal à le comprendre. C’est l’époque des réseaux sociaux, c’est l’époque des effets de mode, c’est l’époque où un nombre non négligeable de personnes font des choses non pas pour eux mais pour leur image. C’est pas méchant ou critique, c’est dans le subconscient collectif et je l’étais encore il y a peu. Aujourd'hui qui veut aller sur un évènement sportif où en tant qu'amateur vous consacrez de l'argent, une partie de vos congés,... où vous n'avez pas d'arche d'arrivée, pas de marketing, pas de photographes ? Poser la question c'est un peu y répondre. Le lendemain de mon arrivée, j'ai eu cette discussion avec Giacomo et même si je le rejoins pas sur tout, j'ai compris les choses.
Et moi j’épouse ce concept. Parce que c’est dur, parce que les courses sont longues. parce qu’on revient à une sorte d’organisation à l’ancienne. Toute comparaison serait fortuite mais c’est un peu dans l’esprit « Barkley ». Le Laz qui allume sa clope. J’aime.
Italy Divide en esprit cartésien c’est ; 1268 kilométrés partagés entre routes, sentiers, chemin VTT, passages à pied (et pas qu'un peu...). C’est très escarpé, 23 000 mètres de dénivelé annoncés. Un mélange entre massifs et joyaux architecturaux avec les passages à Rome, Sienne, Florence, Bologne, Véronne. Les contrastes sont fabuleux. Passer la nuit à traverser les Abruzzes, slalomer entre les touristes autour du colisée quelques heures plus tard, grimper les pentes abruptes des strade bianche, rouler sur une jonction de la Eurovelo 7,...

C'est en partie cette mixité qui m'a attiré à prendre le départ. On ne tombera pas dans un vulgaire "c'est la plus belle trace", rangeons là dans la catégorie "resplendissante".
Les autres raisons qui m'amènent ici sont la longueur de l'évènement, la nécessité d'avoir un stratégie de sommeil. Que ce soit compliqué, qu'il faille faire face.
POMPEI

Le jour J, un briefing à la volée ; « il y a deux zones sauvages sur la trace, dont des ours dans les Abruzzes, et la zone entre Florence et Sienne, presque intégralement off-road. On vous déconseille de se lancer de nuit dans ces deux secteurs. See you in Torbole! »
C’est à peu prêt tout. Ca me fait sourire. Cette fois-ci, j'ai modifié pas mal de choses sur mon poste de pilotage, optimiser la place et la fonction de tout ce qui m'accompagne dans les sacoches mais il y a une chose que je n'ai absolument pas faite c'est bosser la trace. C'est tellement indécis et impossible à prédire que je laisse cette énergie de côté pour me concentrer sur ma vitesse d'avancement. Je me suis permis ça en me disant que de toute façon je suis en Italie, on peut trouver à manger et à boire partout. Et avec mon bivy je peux m'arrêter dormir au bord de la route quand l'envie me prend.
Après le défilé neutralisé pour sortir de Pompei la course prend son envol avec l'ascension du Vésuve et ce caractère unique, c'est le seul évènement sportif qui a une dérogation pour y passer. La vue sur le Golf de Naples, partie de la mer Tyrrhénienne lance cette Italy Divide de la plus belle des manières, on va se régaler.

Les premières journées, c'est toujours spécial et pas mes préférées. On croise souvent des coureurs et j'apprécie plutôt la solitude. Les pistes autour de Naples sont une déchèterie à ciel ouvert, il y a autant de pantoufles de la nonna que de cailloux. Plutôt bien en canne j'ai ouvert la route toute la journée en progressant juste à mon rythme. Une journée à me régaler et constater que tout tourne comme une horloge : le vélo, la mécanique, le corps et l'esprit. J'atteins assez tôt l'entrée des Abruzzes. Une zone où la section off-road nous fait partir pour une dizaine d'heures de pédalage dans la montagne sans ravitaillement possible. Les températures nocturnes proches de zéro, la présence d'ours, la fatigue,... je mets le clignotant à droite dans une chambre d'hôte pour quatre heures de sommeil. Je suis venu avec un plan, je le suis. Ma technique de sommeil "descendante" m'est très fructueuse. Je dors relativement beaucoup en début de course, puis je réduis chaque nuit mon sommeil et si je suis "dans le match" sur la fin, j'ai assez de cartouches dans le fusil pour assommer les cadavres. Mes amis me demandent souvent si j'ai mal aux jambes, ce n'est pas du tout ce que je ressens. L'incroyable machine qu'est le corps humain se met en mouvement au fil des jours, j'ai même l'impression qu'il devient incontrôlable au fur et à mesure que l'aiguille de l'horloge suit son trot. La lutte, et elle est âpre, c'est la fatigue mentale, physiologique, la lourdeur de la nuit, la lourdeur des paupières.

Deux heures du matin je pars à l'assaut des Abruzzes avec un paquet de gaufres de la nonna. D'une profonde gentillesse elle m'avait tout emballé pendant que je dormais.
Un bout de nuit où je n'ai jamais rencontré autant d'animaux sauvages. Des troupeaux de gibiers, des renards, des "je sais pas quoi" mais des yeux face à la frontale au plus profond de la nuit noire. Loin de l'aberration humaine qui a créé le zoo, une reconnexion avec l'environnement. Je coupe la musique dans mes oreilles parce que franchement je me chie dessus à chaque bruit de branche : "putain c'est un ours c'est sur moi que ça va tomber". Jusqu'à ce moment insolite, ma rencontre avec un majestueux cerf. Aux prémices de ce face-à-face je n'ai pas compris, je confonds ses bois avec ceux d'une arbre, comme de grosses branches débordant sur la piste. Je l'ai identifié exactement deux mètres avant sa hauteur, on s'est regardé dans les yeux. Mon mouvement de pédalage est resté identique, je n'ai rien ressenti, ni peur ni étonnement. A sa hauteur, j'étais à moins de deux mètres, il s'est retourné à cent-quatre-vingt degrés, sans toutefois partir. Il a continué à me fixer de ce regard noir pour qu'ensuite ce moment se clôture à la vitesse d'un vélo qui s'envole dans la nuit. Il avait une attitude de bienveillance, à me dire "continue mais sois prudent".
Je ne sais pas ce qu'il s'est passé mais il y un truc inexplicable, j'en ai d'ailleurs les larmes aux yeux en écrivant ces lignes, preuve d'une chose absolument indescriptible. Je ne suis pas marabout mais je ne sais pas. Enfin si je sais, on ignore beaucoup de choses encore.

Dans la matinée je rattrape Stefan un concurrent Allemand planté devant un troupeau de brebis, en panique à l'approche des patous. D'habitude j'ai une crainte, mais comme je suis déjà dans un certain flow, je ne ressens aucune peur quelconque. Je lui dis : "écoutes j'ai l'habitude, mets-toi derrière moi et garde le vélo comme protection." Un peu rapide et ambitieux dans l'approche, il s'est jeté sur nous et saisit de ses dents mon pneu avant et tire la roue de gauche à droite. On s'en sort finalement bien et surtout mention spéciale à Pirelli pour la résistance. J'ai plusieurs fois été coursé par des patous. Pas par mégarde mais parce quand dans la nuit la vitesse d'approche du vélo est trop rapide, on ne se voit pas arriver sur le troupeau. Le patou est aussi surpris que nous et c'est souvent trop tard. Il faut juste descendre deux dents, espérer que la pente ne soit pas raide et penser très fort au sprint de Cavendish, les dents sur le cintre. Je me souviens d'avoir été vraiment très vite et très longtemps. Google m'éclaire ainsi sur la vitesse de pointe du patou : 45km/h.
ROMA

Ca m'a toujours dérangé la traduction du nom des villes alors j'écris Roma. Je l'ai toujours sous-estimée cette capitale. Je n'y ai fait qu'un passage éphémère dans ma jeunesse. L'approche cyclopédique (oui on peut utiliser ce mot ainsi) s'opère via une vieille voie gallo-romaine où je manque de me fracasser à force de vouloir faire des photos depuis le vélo. La bicyclette donne un rendu sensationnel avec le transfert banlieue-centre-ville effectué en un temps records. Ca permet aussi de mieux distinguer les logiques de construction entre l'architecture moderne et ancienne. Si j'étais ministre de l'enseignement, je dispenserai les cours de cartographie urbaine du collège depuis le vélo.
La sortie de la capitale se fait dans des campagnes. C'est le néant total pour vous raconter quelque chose d'intéressant. Beaucoup de pistes à travers les champs et les vaches. Tout ressemble de très près aux Ardennes belges le houblon en moins. La transition vers la Toscane nous emmène dans des endroits reculés, je passe la nuit sur mon vélo entrecoupé d'un sommeil de trois heures. Au milieu des pistes j'aperçois cette grosse ferme, volets fermés. Je fais le tour pour me coincer contre un mur et installer mon bivy pour fermer l'œil à l'abris du vent frisquet. Puis, éclairé de ma frontale je lis ce mot sur une feuille placardée : "Vendita". Je tente une ouverture de châssis non fructueuse puis finalement l'énorme verrou à retirer sur la porte (sans effraction) m'ouvre l'accès à une pure maison hantée. Même un scénariste de film d'horreur n'y mettrai pas les pieds à cette heure-ci dans ce lieu paumé. Quelques appareils de torture jouxtent un lit en maille de fer qui fera office de bivouac cinq étoiles. Un peu effrayé de l'endroit, je prends la peine de déposer derrière la porte quelques pièces métalliques trouvées dans la cuisine pour être réveillé au cas où...
STRADE BIANCHE

Si la trace ne passait pas en Toscane je ne sais même pas si j'en serai. J'en suis nerveux rien qu'à apercevoir les rangées de pins parasol et les cyprès. Plantés à équidistance parfaite ils marquent les entrées fabuleuses de villas posées sur des collines rondes. Et ce mélange de couleur qui pétille au regard, contraste entre pistes blanches au teint beige, le vert brillant des champs et le piquant du soleil intense. Les descentes sont aussi abruptes que les montées sèches. La sensation de vitesse sur ces pistes est démesurée sur les parties roulantes. Pour ensuite être mieux arrêté dans les pourcentages sans pitié. Plus qu'un régal, je suis en fusion. Et pour une course qui a démarré de Pompei c'est le bon mot.
Dans ma tête ces pensées ; je connais déjà mes prochaines vacances, mon cul posé dans un agrotourisme à se délecter de la gastronomie italienne et ce jus de raisin tendance rougeâtre, après avoir passé la journée à sillonner ces collines et avoir fait le tour des gelateria.

Forcément sur ce genre de journée j'avale les kilomètres à vitesse grand V. Je me ravitaille dans les bars en glissant toute la nourriture possible dans mes habits puis je mange sur le vélo. J'arrive à faire pipi tout en roulant. Ca peut prétendre à sourire mais si vous voulez jouer un classement l'optimisation est une obligation. Je suis là pour faire la guerre et c'est assumé.
Ne pensez pas que j'en profite moins. Je visite à la vitesse du vélo. Une vitesse idéale pour mon degré de curiosité. Je suis hébété devant cette folle progression me faisant passer de ville en ville en quelques heures. La sensation est romanesque.
Je laisse derrière moi la Piazza del Campo au cœur de Sienne. Un éclat de grandeur. Je marque l'arrêt. Je suis marqué par le bruit de fond de cette foule de curieux assise aux quatre coins de la place. Ici règne la sublimité. Je me laisse aller sur ce passage en "V" où je me remémore Pogi avec son maillot arc-en-ciel levant ici même les bras au ciel quelques semaines auparavant.
EMILIE-ROMAGNE

Je redescends sur Florence un peu avant minuit. L'atmosphère festive, les ruelles pleines de mondes, des musiciens. Je me fraie un passage au milieu des touristes qui me dévisagent d'un air marqué plutôt d'étonnement que de dégoût. Je suis boueux du pied à la tête, mon visage est marqué de fatigue. Leurs regards me donnent le ressenti de sortir d'une forêt après plusieurs jours d'isolement. C'est le moment idéal pour m'offrir un dernier répit. J'ai parcouru 882 kilomètres, il m'en reste 384. Je suis en deuxième position si j'ai bon souvenir, c'est assez dense. J'ai repris plus de 50 kilomètres sur la tête de course en une journée, ma vitesse de déplacement est supérieure à tout le monde. Ma stratégie de sommeil est payante, le minimum vital pour conserver mes watts. Je ne crois pas aux nuits blanches sur une course de plus de quatre jours. Tôt ou tard les gars s'écrasent, je dois juste me contenter de me faire confiance et attendre mon tour. Je mets un peu de temps à expliquer à la très aimable réceptionniste du luxueux hôtel que j'ai booké en last minute qu'il est minuit, et qu'à deux heures je suis reparti. C'est toujours inédit en ultra on est pris pour des extra-terrestres, c'est rare les gens qui comprennent vraiment. Mais les fous ne sont pas nous, les fous sont ceux qui sont à la maison dans des vies mornes.
CONFRONTATION
Quatre heures du matin, des pourcentages de pentes atroces. La fatigue est extrême, ma vision est réduite de part la taille de mes cernes. Deux éléments sont à considérer : la rentrée dans une partie très "wild" et le podium qui se dessine. Dans la nuit, j'aperçois cette lumière rouge scintillante et balançant. Je reviens sur Tomáš, ce coureur tchèque à la configuration sacoche minimaliste. On se regarde dans les yeux au plus profond de la nuit et il me glisse : "Czeck Republik, I don't speak English". On poursuit notre chemin dans un silence le plus total sur une section difficile de hike-a-bike, à pousser le vélo à travers des ruisseaux jonchés de pierres. Des passages tellement étroits qu'il y a place soit pour moi soit le vélo et je galère à faire passer l'un puis l'autre. On se relaye en alternance pour mettre le rythme, on jardine un peu pour chercher notre trace. Ce moment hors du temps est partagé entre rivalité, compassion et soutien. Même sans parole, il se dégage de cette rencontre un moment très intense, on finira plus tard dans les bras sur la ligne d'arrivée. Et croyez-moi, un tchèque ne fait pas facilement un câlin.
L'aube nous sépare, je prends mon envol. C'est à ce moment que le leader depuis le premier soir explose. J'en étais juste certain.
BOLOGNA-VERONA

Couché sur les prolongateurs, on l'a bien mérité cette jonction ultra rapide entre Bologne et Vérone, sur la Eurovélo 7, une piste cyclable au revêtement digne d'un circuit de Formule 1. Entrecoupé de jonctions gravel dont cette super partie dans la Riserva Naturale Palude di Ostiglia où j'en suis presque à slalomer entre les castors qui me jouent un spectacle insolite à leur plongée dans l'eau quand je me tiens à leur hauteur.
J'en oublie de mentionner l'approche de Bologne, mais quelle beauté ! Des routes toboggans, des pourcentages pires que la Toscane, une verdure pétillante.
Je suis porté par le fait d'être en tête. Plus les secondes passent, plus j'appuie sur les pédales, plus j'optimise ma position aéro, plus je garde de la vitesse dans chaque courbe. Je gagne du terrain sur mon poursuivant mais peu, je n'ai pas de marge de manœuvre en cas de gros pépin mécanique ou physique. Je pousse sur les pédales comme je pourrai pousser au maximum une heure ou deux à l'entrainement. Pourtant le temps passe et mon corps ne faiblit pas.
J'arrive sur Vérone avant la tombée de la nuit. Il doit rester quatre-vint-dix (nonante) kilomètres mais deux-milles-cinq-cents mètres de dénivelé. Le ratio annonce un finish épique.
APOCALYPSE VERSUS APOTHEOSE
La nuit tombe j'allume mes lampes. Ce n'est plus une fatigue profonde que je décris mais un état second. Le téléphone est dans la poche et ne bougera plus. Je pousse mon vélo à pied sur ces sentiers de randonneurs. La pluie s'intensifie tout comme la froideur ambiante. Je fais tourner cette chanson en boucle dans mes oreilles jusqu'à rupture de la batterie, Baroque Chamber Strings de Krux & Krulic. Je n'ai mal nulle part. Alors que plutôt dans la journée des larmes coulaient fréquemment de mes yeux je ne ressens juste plus rien. Ni heureux, ni triste, ni anxiété, ni satisfaction. Mes pas se font décidé à grimper là-haut. Et puis tout s'est compliqué. Je n'ai dormi que deux heures sur les quarante-huit dernières. Voilà bientôt vingt-quatre heures consécutives que je me tâche à avancer. Je fais quelques chutes anodines tant c'est difficiles à surmonter ces pourcentages même à pied. Le sommet n'a de sens que par la pente qui y mène. Quelle jolie phrase.
J'exécute un arrêt express dans mon ravitaillement de survie, toutes mes couches sur moi, les capuches sous le casque. Je ne peux trop éclairer sans quoi la lumière de ma lampe frontale réfléchit sur la brume et la pluie. J'approche les mille-huit-cent mètres d'altitude enfoncé dans la noirceur des nuages et de la nuit.
Les quelques heures suivantes ont été compliquées, la chair de poule me jaillit quand j'y repense. J'ai pénétré la zone rouge, un peu dangereuse, où j'ai senti mon corps prendre des décisions de survies. Je laisserai cet instant au fond de moi avec pudeur, comme une expérience qui me définit un peu plus.
Personne n'aime souffrir. L'ultra n'est pas symbole de souffrance. S'il n'y avait que ça je n'en serai pas.
C'est du dépassement de soi. Et ça veut dire quoi ? Ca signifie que vous franchissez vos barrières personnelles et que vous partez explorer des zones inconnues. Des endroits géographiques, des capacités physiques, des ressources mentales.
LAGO DI GARDA
Les dernières kilomètres à crier et me gifler pour ne pas m'endormir, il est trois heures du matin, je pédale sans arrêt depuis vingt-cinq heures, depuis ma petite pause au centre de Florence. Il est trois heures du matin. Giacomo et son acolyte m'attendent. Ses premiers mots ont été ; "you are crazy man". Tellement simple mais j'ai l'ai pris pour un compliment venant de sa part.
J'ai gagné l'Italy Divide.
J'ai posé mon nom au palmarès et j'en suis fier. Parce que j'ai réussi tout seul. Parce que j'ai pris beaucoup de plaisir. Parce que je l'ai fait avec le cœur, le corps et l'esprit réglés comme une horloge. Parce que j'ai mes convictions et je sais profondément pourquoi je fais ça.

Et à ceux qui me disent qu'il n'y avait pas de grands noms cette année, je leur laisse le chrono sur la table.
Je suis satisfait d'y arriver à ma façon, en prouvant qu'on peut aller très vite en dormant. En laissant la magie de la grande machine qu'est le corps humain opérer. A l'opposé d'une petite partie de participants (j'insiste sur minorité) qui tournent les nuits à la caféine, boissons énergisantes et aux AINS.
Et puis une autre victoire. Non pas tous ces messages de "félicitations" certes ils font plaisir. Ceux des personnes dont j'ai titillé l'esprit et qui vont se lancer dans des défis à leur hauteur. Ces personnes mangées par le quotidien qui ont délaissé des choses. Cette personne qui se reconnaîtra à la lecture qui m'a écrit : "il est plus que temps de revivre ma passion!".
Et je continuerai à faire ces aventures à ma façon. A me battre pour la gagne si je peux. Et si le corps ne le permets pas, à adapter mes nuits, ma vitesse pour que tout reste jouissance. La jouissance d'être en vie.
Ceci était Just A Simple Ride et il est aussi une simple une invitation au prochain.
Cette phrase qui me régale pour clôturer : "prendre le temps d'aller vite".
Benja
Note aux courageux lecteurs qui sont arrivés au bout : j'ai toujours détesté aller gratter aux portes pour avoir des partenaires. Un sport méconnu mais qui mérite un peu de lumière. Je lance une petite bouteille à la mer (pas en plastique) pour m'aider à continuer l'aventure pour participer aux quelques courses qui sont sur ma to-do list et me lancer dans une expédition. Quand je vois le pognon qui circule dans le sport, je me dis qu'on mérite franchement un petit coup de pouce. Alors si vous connaissez des gens qui veulent partager ensemble des valeurs de dépassement et qui ne considèrent pas le seul nombre de followers instagram pour juger d'une collaboration fructueuse, j'en serai tout heureux d'en discuter.
Merci.
Quelle patte dans l'écriture! Je ne garde que peu de bons souvenirs de mon passage dans le sport mais le lire aussi bien écrit donne presque envie ! Chouette de voir que tu y prends ton pied ;)
Magnifique
Très fière de toi
Bisous